Le
développement du matériel et des techniques d’escalade et d’alpinisme nous
offre aujourd’hui un éventail très riche de pratiques : en salle, en
couenne, en falaise, en montagne ; sur du rocher, en mixte, en dry, en cascade de
glace ; sur protections à demeure ou amovibles. Mais nos terrains de jeu ne sont pas traités comme un bien commun. Ils
sont étouffés par le poids culturel de la période du « tout spit »,
qui ne tient pas compte de la réalité et de la pluralité de nos pratiques. De
nombreux conflits d'équipement surgissent. C’est désormais à nous, jeunes
grimpeurs et alpinistes, de définir collectivement une vision moderne de nos pratiques
et de construire les outils d’une large concertation permettant une gestion
collective de l'espace commun de nos pratiques.
Les
évolutions récentes
L’état
des lieux de nos pratiques montre que la moindre fréquentation de la
haute-montagne au profit de la moyenne montagne et, encore plus, des zones
urbaines ou péri-urbaines ne résulte pas, comme l’ont supposé certains de nos aînés,
d’un manque de voies clefs en mains. Au contraire...
Le spit,
apparu d’abord dans les falaises de basse altitude, puis dans les grandes voies
et en haute montagne, a indéniablement contribué au développement de l’escalade
et de l’alpinisme. En changeant le rapport à la chute en escalade sportive, il a permis une
élévation du niveau technique qui profite aujourd’hui à toutes les formes de
pratiques. En permettant de se protéger dans des zones de rocher compact, il a ouvert
de nouveaux terrains de jeu. De superbes itinéraires ont été réalisés et les
possibilités d’escalade ont été multipliées. Ainsi, l’ouverture par J.M. Cambon
en 1984 de « L’épinard hallucinogène » en face Sud de la Meije a
connu un grand succès. Tout comme celle, deux ans plus tard, de « Aurore
Nucléaire » au Pic sans nom, renouvelant la fréquentation du secteur
sauvage et délaissé du Glacier Noir.
Pourtant
aujourd’hui l’attractivité de ces voies clefs en main en haute-montagne
s’essouffle. Les données recueillies par le gardien du refuge du Promontoire
sont à cet égard éclairantes. Ces dix dernières années, le nombre de nuitées du
refuge a augmenté régulièrement. Près de 85% des réservations sont motivées par
une course d’escalade ou d’alpinisme, dont seulement 6% concerne des voies
équipées. Ainsi, contrairement à des idées préconçues, le nombre de cordées
parcourant des itinéraires pas ou peu équipés est en croissance.
Si l’on
quitte le cadre de la haute-montagne pour s’intéresser à la pratique de
l’escalade dans le Verdon, on constate d’une part, l’émergence de voies clefs
en main situées sur des parois satellites, telles que Félines, qui rencontrent
un réel succès et d'autre part, l’évolution de la fréquentation dans une voie
phare comme « ULA », qui a connu plusieurs strates d’équipement.
A son
ouverture, la voie n’était équipée que de quelques pitons. Sa fréquentation
régulière s’est accrue lorsque l’émergence des coinceurs a en partie réduit son
engagement. Elle a ensuite été partiellement équipée avec des scellements aux
relais et aux emplacements des pitons de l’ouverture, conservant ainsi son
caractère. Sa fréquentation est restée importante. Au début des années 90, elle
a été complètement équipée, ne nécessitant plus la pose de protections
amovibles que pour des cordées au niveau trop juste. Il est intéressant de
constater que la fréquentation de cette voie s’est alors essoufflée ! On
peut penser que tant qu’à parcourir une voie sur spits, les grimpeurs ont
préféré des voies plus récentes à la gestuelle moins « à
l'ancienne ». Un fait marquant s’est produit en 2011. La voie a été
déséquipée. N’ont été conservés que les scellements du premier équipement
partiel. Cette initiative a provoqué nombre de réactions ; on y voyait un
acte élitiste qui ne manquerait pas de faire chuter la fréquentation de la voie.
Tout au contraire, la ULA a connu un net regain de fréquentation. Débarrassée
de la concurrence avec les escalades clefs en mains cette voie a retrouvé
l’attrait de la pratique dite « trad » sur protections amovibles.
Dans le cas des pratiques péri-urbaines, il ne s’agit pas pour nous de discuter des
falaises équipées clefs en main qui sont nettement majoritaires en France et
qui, par la nature du rocher, n’ont souvent pas lieu d’être équipées autrement
que sur spits. Nous voudrions plutôt évoquer un lieu de pratique particulièrement
révélateurs des tendances actuelles : Annot. Ce site concentre sur un
rayon très réduit (30 mn en marchant) des voies de couenne sur spits, des voies
de couenne « clean » sur protections amovibles et relais en place, et
des blocs. Annot, fruit d’un fort investissement de quelques acteurs locaux en
dehors des fédérations, est un exemple de cohabitation de nos pratiques
plurielles. Il est aussi la preuve de l’intérêt contemporain pour une escalade
sans spits. Il suffit d’un court séjour à l’automne ou au printemps pour
constater l’attrait des fissures non équipées, où il est souvent nécessaire
d’attendre son tour dans les plus jolies classiques. La fréquentation des voies
sur spits d’Annot est bien plus faible, bien que ces voies soient très belles.
Nous
finirons par le cas de la pratique hivernale en mixte et cascade de glace. Ces
pratiques plutôt confidentielles à leurs débuts (en témoigne la quantité
d’ouvertures réalisées par une poignée de précurseurs durant de nombreuses
années) sont aujourd’hui très courues, et on assiste chaque début de saison au
spectacle des cordées qui se bousculent dans les quelques itinéraires tôt en
conditions. On assiste aussi à l’ouverture de nombreux itinéraires mixtes dans
les massifs de proximité, signe d’une bonne vitalité de la pratique.
Deux phénomènes marquants
Premièrement,
ces exemples montrent que proposer des voies clefs en main en moyenne ou haute
montagne comme l’ont fait nos ainés n'est pas nécessairement la bonne démarche
pour augmenter la fréquentation des itinéraires. Non seulement cela n’apporte
plus de nouveaux pratiquants mais l’équipement clefs en mains de voies déjà
existantes en « trad » peut en faire chuter la fréquentation. Les exemples
d'Annot et de la pratique hivernale montrent par ailleurs que des itinéraires non équipés sont
attractifs.
Deuxièmement,
on constate que c'est en milieu urbain et péri-urbain, dans les salles
d'escalade et en falaise, que l’augmentation de la fréquentation est la plus
forte.
Les ressorts de ces évolutions
Plusieurs
explications de ces évolutions peuvent être proposées
- L’augmentation
du nombre des pratiquants de l’escalade « sportive » en salles
d’escalade et en couenne ne s’explique pas
uniquement par l’aspect sécuritaire de l’escalade sur spits, sans quoi nous
assisterions en même temps à une augmentation de la part des
escalades équipées clefs en mains en haute-montagne. Il faut prendre en compte
un autre facteur : l’escalade en milieu urbain ou péri-urbain fait
disparaître les contraintes pratiques ou logistiques inhérentes à l’alpinisme
et l’escalade en milieu alpin (météo, saisons, transport, temps nécessaire à la
réalisation d’une course, investissement matériel etc.)
- Si
l’utilisation du spit a provoqué un renouvellement et une redistribution des
pratiques en montagne, ce mouvement s’essouffle aujourd’hui. Il ne correspond
plus à la pratique « moderne ». Ainsi à son ouverture
« L’épinard hallucinogène » représentait un vrai challenge pour
« l’alpiniste moyen » et une élévation du niveau technique des
escalades à la Meije. Aujourd’hui, avec la progression du niveau d’escalade, ce
type de voie ne répond plus à cette motivation. La création d’une offre abondante de voies (très) techniques et (très)
esthétiques en milieu péri-urbain et moyenne montagne y répond mieux.
- La
progression du matériel (friends, ball-nuts, coinceurs, …) a permis l’émergence
de voies de niveau technique supérieur peu ou pas équipées qui se parcourent
sans exposition excessive. « Mitchka » (face Sud du grand Pic de la
Meije) et les voies Piola du Mont-Blanc en sont le parfait exemple. Leur fréquentation
importante témoigne de l’intérêt pour ce type d’itinéraires. On constate d’ailleurs
une fréquentation soutenue des itinéraires classiques tels que la
« Pierre-Allain » (Face Sud de la Meije), qui conserve depuis toutes
ces années son aura. Ainsi il est intéressant de constater que l’usure qui
touche les voies clefs en main d’altitude ne gagne pas les classiques peu
équipées.
Cet
état des lieux conduit à revoir la place du spit dans le développement des
pratiques de l'alpinisme et de l'escalade. S’il est un vecteur de développement
des pratiques en salle et falaises de proximités, il ne l’est plus pour les
pratiques de moyenne et haute-montagne.
Les
jeunes pratiquants de l'escalade et l'alpinisme
Pour comprendre l’évolution des
pratiques, il faut aussi s’intéresser aux jeunes pratiquants de l’escalade et
de l’alpinisme.
C'est un
constat qu'on fait facilement en discutant avec les grimpeurs-alpinistes de
passage par exemple au Refuge du Promontoire : ils sont aussi dans une immense
majorité des pratiquants d’escalades « clefs en main » dans d'autres
lieux comme à Presles, skieurs de randonnée, amateurs de cascade de glace, grimpeurs
de salle.
On constate la même chose en dehors de la haute-montagne avec des grimpeurs qui pratiquent autant en salle qu'en grande voie et en terrain d'aventure, par exemple à la Sainte-Victoire ou dans les Calanques. En somme, des gens avec une pratique plurielle.
Un autre constat que l’on
peut dresser sur notre génération de jeunes grimpeurs et alpinistes, c’est
celui d’une génération qui cherche à redonner un sens à l’aventure.
Ainsi nos ainés, après
avoir conquis les sommets, puis s’être attaqués aux arêtes, aux piliers et aux
faces, avant d’avoir ouvert les directes et les directissimes, et enfin
transcrit ces évolutions dans les massifs de haute altitude, ont comme chaque
génération décrété « la mort de l’aventure ». C’est oublier que l’alpinisme
consiste justement à réinventer sans cesse l’aventure !
Aujourd’hui, par l’évolution du matériel, nous
avons aussi la possibilité d’ouvrir ou de parcourir en libre de beaux
itinéraires sur protections amovibles. La légèreté du matériel ouvre des
possibilités d’enchainement qui n’ont de limite que le manque d’imagination ou
le temps disponible.
Aujourd’hui nous, la
jeune génération, nous réinventons l’aventure dans la proximité comme
l’illustre le projet « Alpine line » de Y. Borgnet et Y. Joly.
L’urgence d’une concertation entre les pratiques
On assiste chaque année, sur les
sites internet communautaires ou dans les magazines à des débats extrêmement
polarisés entre les tenants du « tout spit » et ceux du « sans
spit ». Ces débats ne font plus rien avancer aujourd'hui. L'enjeu n'est
pas de « faire triompher » une forme d'escalade ou d'alpinisme au
détriment d'une autre, mais bien au contraire de faire co-exister
intelligemment des pratiques qui se complètent et s'enrichissent mutuellement.
Ainsi on peut regretter
l'absence de concertation qui sévit ou a sévi dans des lieux tels que la
Chartreuse, où l'escalade clefs en main sur spits à rongé le territoire des
voies classiques partiellement équipées sur pitons, et en particulier les plus faciles d'entre-elles qui servaient à
l'initiation.
On peut en
revanche saluer des initiatives locales de concertation telles que la
convention équipement du Parc National des Écrins, la charte escalade de la
Sainte-Victoire ou encore la gestion du site d'Annot. Sur tous ces espaces,
bien que des tensions existent, un mode de gestion concerté permet de conserver
un équilibre entre les pratiques de chacun. Et préserver le bonheur de tous.
On peut aussi rappeler qu’en bien des endroits ailleurs qu’en France existe une concertation entre les pratiques : Grande Bretagne, Costa Blanca, Croatie, Gran Sasso, Dolomites, par exemple.
Le vallon des
étançons est une illustration parfaite de cohabitation entre les pratiques et
de la réussite de la convention escalade du parc national. Parti de la Bérarde,
on trouve rapidement les sites d'escalade sportive en couenne. A peine plus
haut, on pratique l'escalade dans des grandes voies clefs en main de proximité
à la tête de la Maye et aux contreforts du Replat. On peut, à la journée ou
depuis le refuge du Chatelleret, pratiquer une escalade peu équipée «de
proximité » au pilier Candau (Gandolière) ou à la Tête Sud du Replat. On trouve
une escalade plus sauvage et engagée en face S de la Meije (Allain, Chapoutot,
Dibona, …), de l'alpinisme classique (Aigle, SSW des Cavales, Gény), mixte (Z
en face N, Pavé) ou neigeux (SE et NE du Râteau).
S'il y a un vallon qui illustre
positivement la pluralité des pratiques, c'est bien celui-ci.
Nous jeunes grimpeurs et alpinistes souhaitons mettre en place une
concertation entre les pratiques afin de redonner à chacun un espace
d’expression. En particulier il nous semble urgent :
- De cesser
la destruction des itinéraires d’escalade traditionnelle par leur
équipement clefs en mains.
- De rendre
aux escalades peu ou pas équipées leur statut de terrains d’initiation et de
progression, afin que les pratiquants ne se trouvent pas contraint de
débuter directement dans des itinéraires difficiles ou d’accès compliqué.
- De laisser
des espaces vierges dans lesquels notre génération et celles à venir puisse
s’exprimer.
Forts de ce constat nous sommes
nombreux à souhaiter organiser la tenue d'un rassemblement dont les objectifs
seront :
- Faire des jeunes grimpeurs et alpinistes
les moteurs de la promotion de la diversité des pratiques et de la
concertation entre les pratiques
- Rassembler les pratiquants de tous
horizons, quelle que soit leur pratique.
- Réaffirmer l'alpinisme et l'escalade comme
étant des pratiques plurielles avec une continuité de l'escalade en salles
jusqu'aux grandes parois alpines.
- Construire les outils d'une concertation,
afin de préserver le terrain commun de nos pratiques d’escalade et d’alpinisme
sous toutes leurs formes.
Ce rassemblement organisé à
Grenoble sera l’occasion d’élargir ce premier texte en débattant des problématiques
centrales de ce renouvellement des pratiques d’alpinisme et d’escalade :
- Quelle est la place de l’engagement et du
renoncement dans nos pratiques ?
- Comment articuler les différentes composantes de
ces pratiques plurielles afin de garantir un terrain de jeu géré comme un bien
commun, en gardant une place pour chacun quel que soit son niveau et son mode
de pratique ?
- Faut-il changer notre façon d’équiper, afin de
redonner un espace aux pratiques peu ou pas équipées, dans les falaises d’une
ou plusieurs longueurs ? Une mixité des pratiques et des équipements au
sein des sites d’escalade est-elle possible et souhaitable ?
- Comment peut-on garantir aux futures générations
des terrains dans lesquels elles pourront s’exprimer notamment par l’ouverture
et le parcours d’itinéraires laissés sauvages (pas d’équipement et pas ou peu
d’infos) ?
Ce rassemblement se conclura
par l'écriture commune d'un manifeste, ayant pour objectif de faire la
publicité la plus large possible de cette initiative et de soutenir la mise en
place des outils de concertation.
Merci à celles et ceux qui, à travers de multiples discussions, ont participé à l'élaboration de cet appel.
Nous invitons chaleureusement
toute personne concernée et motivée par cette initiative à signer ce texte et à nous rejoindre pour
préparer le rassemblement de Grenoble.