Un texte proposé par Vincent Meirieu, équipeur prolifique du Vercors, qui nous invite à repenser la gestion de nos territoires de pratique : ça tombe bien :)
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Escalade au pilier Leprince-Ringuet à Glandasse, une belle classique du Diois |
"Le
terrain d'aventure", terme générique dont les
définitions foisonnent....
La
FFME entend par "terrain d'aventure", les sites et
itinéraires de pratique qui ne répondent pas aux normes fédérales
d'équipement des "sites sportifs", à savoir les sites
conventionnés, entretenus, brochés et (ou) gougeonnés au diamètre
de 12 dans leur totalité. Dans ces conditions, le nombre de
sites sportifs est bien évidemment largement inférieur au nombre de
sites de terrain d'aventure même si le classement fédéral actuel
fait état du contraire... Ou comment la fédération n'a pas
les moyens de ses ambitions.... Mais là n'est pas le propos.
Nous
adopterons pour les besoins de cet article une définition plus
proche de la pratique et de l'usage commun : nous entendons par
"terrain d'aventure" les itinéraires de pratique de
l'escalade dont l'absence de points d'assurage et (ou) la vétusté
de l’équipement en place imposent la pose de points
amovibles de protection pour assurer sa sécurité. À l’‘inverse,
nous qualifierons "d'escalade sportive" (même si le terme
est assez galvaudé, comme si la pose de coinceurs ne nécessitait
aucune condition physique...), la pratique de l'escalade sur tous les
sites équipés (aux normes ou non), qui ne nécessitent pas le
recours à des protections amovibles pour assurer sa sécurité.
Cela
étant fait, interrogeons nous ensuite sur la pratique du terrain
d'aventure en France aujourd’hui. Difficile de faire état d'un
nombre de pratiquants avec exactitude... Mais force est de constater
que de nombreux indicateurs témoignent d'un engouement, d'un intérêt
bien réel, de nombreux grimpeurs pour la pose des coinceurs.
Tout
d'abord, les revues spécialisées d'escalade sportive se font l'écho
depuis quelques temps des ascensions en libre d'itinéraires
d'escalade artificielle exotiques, de l'ouverture de voies extrêmes
sur friends et coinceurs à l'autre bout de la planète, de
l'ascension de voies dures équipées entièrement sur
protections amovibles, etc... Je fais allusion vous l'aurez compris
aux voies du Yosemite, aux itinéraires des frères Favresse et
consorts, aux défis d'Arnaud Petit, aux « Black beans »
et autres expériences verticales, aventureuses, et quelque peu
élitistes me direz-vous... Le cinéma d'escalade fait lui aussi la
promotion de ces pratiques de haut niveau bien éloignées des
compétitions de vitesse.
Autre
indicateur, les simples grimpeurs polymorphes que nous sommes
semblent apprécier les destinations telles que la Jordanie qui,
chaque hiver accueille bon nombre de petits français friands des
fissures vierges de gré rouge du Wadi Rum.... Les revues
spécialisées encore une fois proposent régulièrement des articles
sur ces destinations et d'autres moins éloignées dont l'escalade
est pour le moins aventureuse.
Et
puis la consultation des forums démontre que grand nombre
d'itinéraires pour le moins célèbres et peu équipés sont
régulièrement visités dans les calanques, à Presles ou au
Verdon... En témoignent les descriptions précises de ces
voies autant que les questions qui s'y réfèrent.... Probablement
que l'actuel Be d'escalade n'est pas étranger à cet engouement pour
le terrain d'aventure et la répétition de ces itinéraires, car
rappelons que ce diplôme impose la pratique du terrain d'aventure
dans ses pré-requis et dans sa formation elle même.
Félicitons nous que cette formation professionnelle se soit donnée
les moyens de donner des directions aux formes de pratique comme le
maintien et le développement d'une escalade "traditionnelle"
pour utiliser un terme à la mode. Gageons que les futurs diplômes
de remplacement entretiennent aussi cette flamme et cette richesse de
nos activités...
Enfin,
il semblerait que la répétition de voies de terrain d'aventure
identifiées ne soit plus la seule façon de pratiquer cette escalade
et la recherche d'itinéraires nouveaux en France se fait sentir
ardemment, car les voyages c'est onéreux, il faut bien le dire... En
témoignent par exemple le développement de sites comme Annot qui
proposent des couennes sans équipement à demeure. Et la
colonisation des falaises par les gougeons comme le nombre limité de
falaises sur le territoire (certes la France est bien pourvue en
cailloux mais les terrains vierges d’équipement deviennent rares)
suscitent des initiatives d’un genre nouveau telles que le
déséquipement sauvage de la « Ulla » au Verdon en juin
dernier, la réflexion menée à Presles au sujet du déséquipement
de certains itinéraires, etc... Nous y voilà.... Au cœur du
sujet....
L'idée
que j'entends développer ici et qui gronde sur les falaises est la
suivante : aux vues de la réalité d'une pratique effective et
quantitative du terrain d'aventure, du peu d'itinéraires de qualité
sans équipement (la rareté de ce type de voies en calcaire dans les
massifs préalpins, la politique de rééquipement menée ces
dernières décennies et la limitation du nombre de falaises sur le
territoire en sont les principales raisons), de la maturité des
pratiques, de l'évolution du matériel de protection, du nombre
considérable d'itinéraires de tous niveaux équipés, ne
serait-il pas temps de se poser la question du déséquipement de
certains itinéraires particulièrement beaux et propices à la
pose de protections amovibles ? Soyons bien clairs, la question
est bien différente de celle du rééquipement qui animait les
débats dans les années 90 au moment des plans départementaux de
gestion des sites d'escalade ; Il ne s'agit plus de s'interroger sur
la pertinence d'un rééquipement comme c'était le cas mais sur la
pertinence d'un déséquipement, avec l'ambition de donner une
troisième jeunesse à des voies dont l'intérêt en terrain
d'aventure est évident.....
Nous
sommes à l'ère d'une réflexion de grande envergure sur la
gestion des espaces de pratique devenus la cible des propriétaires,
environnementalistes, assureurs, professionnels, usagers,
institutionnels de tout poil, pour des raisons multiples qu'on
commence à entrevoir et dont l'étude nous permettra de mieux
comprendre la nature des conflits autant qu'elle favorisera le
maintien des activités de pleine nature dans leur diversité et leur
gratuité. A la faveur de ces grandes interrogations, ne serait-ce
pas le moment de se poser de nouvelles questions telles que celle du
déséquipement ?
Les
organes locaux de gestion des sites de pratique, à savoir les
comités fédéraux régionaux d'équipement, et les nombreuses
Associations autonomes de gestion locale dont le travail est
considérable, sont certainement en droit de mener cette
réflexion ; leur légitimité est acquise, leur fonctionnement
démocratique, et les pratiquants et (ou) ouvreurs qui souhaitent y
siéger peuvent le faire, doivent le faire, pour ne pas laisser les
technocrates avec eux mêmes. Les absents ont toujours tort ou
comme dirait l'autre, "si tu ne t'occupes pas de politique, la
politique s'occupe de toi..." Charge donc à ces organes locaux
de se poser les bonnes questions et d'y répondre démocratiquement
avant de procéder au déséquipement d'un itinéraire, questions
telles que :
1/
l'itinéraire est-il particulièrement adapté techniquement à
la pose de coinceurs ?
2/
la qualité de son escalade et du rocher, son exemplarité et sa
singularité, justifient il pleinement son déséquipement ?
3/
l'ouvreur est-il d'accord ? Sa légitimité en matière de devenir
des itinéraires est évidente si l'on admet le principe de propriété
intellectuelle en matière d'équipement...
4/
le terrain d'aventure fait-il défaut sur la falaise ? Car l'escalade
ne tire t'elle pas sa richesse du principe de la représentation
sur les sites de toutes ses formes de pratique ?
5/
l'itinéraire est-il encore parcouru ? son déséquipement
va-t-il influer sur sa fréquentation et dans quel sens, et
cela a t’il de l’importance ?
6/
le déséquipement de l'itinéraire nuira-t-il à la représentation
de tous les niveaux sur le site ? Car il est vrai qu'on se doit de
préserver des itinéraires équipés de niveau faciles et les
fissures peuvent constituer souvent une partie de ces itinéraires....
7/
comment procède-t-on et avec quelle éthique ? J’ai
personnellement admis le principe du désintérêt d'une voie
"partiellement" équipée ... En terrain d'aventure, il me
semble que seuls les relais doivent être équipés... Charge à
chacun de se situer dans ce débat ...
Prenons
un exemple : la non moins célébrissime « Ula », dans
le Verdon.... Il ne s'agit pas de rendre légitime le déséquipement
l'année dernière de cette voie car le caractère sauvage de l'acte
perpétré et l'absence de réflexion collective en amont du projet
jette à mon sens le discrédit sur lui.... En revanche, je suis bien
convaincu de l'intérêt de cet itinéraire en l'absence
d'équipement.... Une fissure de 250 m en calcaire dans un niveau 6b,
sur un caillou exceptionnel d'une propreté impeccable ou on "jette"
les coinceurs, cela est unique... Et puis combien y a-t-il
d'itinéraires équipés de ce niveau dans les gorges du Verdon ? Une
petite centaine ? « La demande », son corolaire un peu
plus facile est équipée et devrait le rester....
J'entends
bourdonner les détracteurs dont les arguments sont aussi nombreux
que légitimes.... Pour exemple :
1/
"faire la promotion du terrain d'aventure, c'est faire la
promotion d'une pratique élitiste....": À mon sens, être
élitiste, c'est croire que certains grimpeurs de niveau modeste ne
seront jamais capables de faire du terrain d'aventure et ne leur
proposer que des itinéraires aseptisés (ou des fissures miteuses et
buissonneuses, ce que sont souvent aujourd’hui les rares voies de
terrain d’aventure accessibles préservées jusque là par le
rééquipement)... Alors même que les élites dont on vante les
qualités et célèbrent les exploits sur coinceurs, font, eux, du
terrain d'aventure extrême sur du beau caillou... C'est sous-estimer
les grimpeurs, mépriser leurs capacités.... Et puis pour citer Fara
(une fois n'est pas coutume....), "le terrain d'aventure c'est
vachement moins engagé que l'escalade sportive, tu mets autant de
points que tu veux...". Mais encore faut-il que le terrain s'y
prête... Dans les années 90, on estimait que la démocratisation de
l'escalade devait passer par le rééquipement et l'aseptisation, on
misait sur le tout sportif, découvrant les joies d'une escalade
libre émancipée de l'alpinisme et de la lourdeur de son matériel
de progression, profitant de l'essor du gougeon et estimant qu'il
s'agissait là d'une évolution naturelle... Aujourd'hui, les
pratiques se sont affinées, diversifiées, définies, et on sait
qu'il existe une escalade de terrain d'aventure émancipée elle
aussi de l'alpinisme, dont les adeptes sont nombreux.... Autres temps
autres mœurs, ne pouvons-nous pas tenir compte des évolutions et de
la diversité nécessaire des escalades, sans s'arquebouter sur des
façons de faire conjoncturelles et peut être éculées ?
2/
il faut respecter le caractère historique des voies, pourquoi
déséquiper certaines voies plus équipées encore à l’origine
qu’elles ne le sont aujourd’hui ....": après
rééquipement » : bon nombre de classiques des années
soixante dix étaient à l'origine très équipées : l'escalade
artificielle était de mise à l’approche du septième degré, et
les outils de protection artificiels qu'étaient la plupart du temps
les pitons étaient souvent laissés à demeure. Pour certains,
il conviendrait de tenir compte de cela et de laisser équiper (au
rééquipement) ces itinéraires dans le respect de la philosophie
ayant présidée à l'ouverture. Certaines falaises ont
malheureusement pâti de cette conception du rééquipement avec
le rééquipement à l'identique de l'équipement d'origine.
« Arcturus » à Presles est symptomatique de ce courant,
à savoir une voie d'artif rééquipée à l'identique mais pour
l'escalade libre.... Le grimpeur passe son temps à mousquetonner au
milieu des pas et à s'éloigner latéralement des points pour
trouver des prises.... Je crois que le rééquipement des voies doit
tenir compte des pratiques actuelles et que partant de là, tout est
possible avec l'accord de l'ouvreur : au besoin dévier l'itinéraire
d'origine, et pourquoi pas le déséquiper.... Ce qui n'empêche pas
de se faire l’écho des pratiques historiques et d'en respecter
largement la teneur, à travers les témoignages que sont la
topographie et toute la littérature qui peut enrober notre activité
et constitue le principal vecteur de souvenir et de mémoire
nécessaire.
-
"le calcaire ne se prête pas la pose de coinceurs"... :
c'est vrai que le fond des fissures calcaires est souvent terreux,
les bords pas bien parallèles et la surface un peu péteuse....
Raison de plus pour laisser vierges les plus belles qui sont aussi
les plus rares....
-
" les fissures vierges sont pléthores alors pourquoi déséquiper
les voies existantes..." : comme évoqué précédemment,
nos terrains de jeu s'amenuisent, les falaises vierges se raréfient
en France et les interdictions planent autant sur les Calanques, qu’à
Presles et comme dans bien d’autres endroits… Il va falloir
apprendre à vivre ensemble.
Voilà
je crois matière à réflexion. Ces propos n'ont absolument pas
vocation à opposer les pratiques et les pratiquants, je suis
d'ailleurs friand moi même de fissures vierges comme de colonnettes
gougeonnées. Tout ceci a pour seule et unique vocation de poser des
questions, et de positionner nos activités dans le temps et l'espace
avec l'espoir que puissent cohabiter des pratiques aussi variées que
le terrain d'aventure et l'escalade sportive, bien convaincu que la
frontière est suffisamment floue pour que ces deux pratiques
subsistent et se nourrissent l'une de l'autre, dans la richesse de
leur différence et l'évidence de leur similitude. L'escalade en
site sportif naturel est et sera toujours une pratique à risque
comme le terrain d'aventure est et sera toujours une activité
sportive évidente. Rappelons nous aussi que l'escalade sportive est
une singularité européenne alors même que la pose de protection
amovible constitue la majeure partie de l'activité sur le plan
mondial....
Le
nombre de pratiquants de l'escalade ne cesse d'augmenter semble-t-il,
la gestion des espaces de pratique devrait être encore une fois une
priorité absolue....
Le
déséquipement est peut-être une voie vers la coexistence de toutes
les pratiques… Mais d’ailleurs, pourquoi pas aussi une stratégie
de développement et du maintien de l’escalade sportive et pas
seulement du terrain d’aventure ? Pourquoi ne pas envisager la
possibilité de déséquiper complétement des sites sportifs désaffectés, passés de mode, au profit de l'équipement de nouveaux
sites plus actuels.... À l'heure des interdictions et de Natura
2000, voilà qui pourrait pencher dans la balance et participer du
soutien, du développement et de l'évolution permanente de
l'escalade et de sa survie en milieu naturel....Mais c'est une autre
histoire....
J’ai
encore dit une connerie là ?
Ce texte est paru initialement dans un "Grimper" de 2012 et il est reproduit avec l'accord de son auteur.